Roman : Les Archarnés
Les Acharnés, roman de Marceline Putnaï publié aux éditions Belfond. Date de parution : 15/05/2025. Collection Grand Format, 320 pages. 21€.

Quand Salman, sous le coup de la procédure « Dublin », est expulsé dans un camp de rétention en Roumanie, Georges n’hésite pas à partir à sa recherche.
Garde forestier, Georges sillonne chaque jour la forêt normande avec pour seul compagnon son chien, Mario. Un matin de novembre, à bord de sa camionnette, il aperçoit un marcheur solitaire malmené par la pluie.
Salman a parcouru des milliers de kilomètres depuis l’Afghanistan, la terre de son enfance. Lorsqu’il rencontre Georges, il est sous le coup de la procédure » Dublin » : chaque mois, il doit pointer à la préfecture pour n’être pas considéré comme un clandestin.
Mais un jour, Salman ne revient pas… Alors que la France est passée à l’extrême droite, une décision politique le renvoie dans un centre de rétention à Tulcea, dans une partie de l’Europe dévastée par les conflits. Sans hésiter, Georges se lance à sa recherche. Commence alors un long périple qui le conduira jusqu’en Roumanie et mettra sur sa route des individus hétéroclites aussi abîmés que lui.
Un premier roman singulier, une épopée insensée au cours de laquelle quelques héros bancals, désespérés et truculents, vont retrouver le goût des autres sur fond d’apocalypse, s’engueuler sans compter et s’aimer corps et âme.
Grand format, 320 pages, ISBN 9782714403858
Note de l’auteure
« Les Acharnés, c’est l’histoire d’une traversée dans une vieille Europe en fin de règne, malade, prête à tout pour contrer un inéluctable déclin. Un voyage foutraque et désespéré pour libérer Salman, un jeune migrant afghan détenu en Roumanie. En route, Georges, garde forestier dépressif et Dragoş, ex-taulard roumain aussi flamboyant que vieillissant, volent des Clio, enlèvent une randonneuse au vocabulaire fleuri, enterrent des gens, parlent de Dieu et de son œuvre, cueillent des champignons ou dressent des molosses…
Ça cause roumain, allemand, russe, dari, tchétchène, hongrois, ça rêve, ça pleure, ça crie, ça hurle, ça picole et ça fornique quand ça peut. Une épopée insensée au cours de laquelle quelques héros bancals, existences déglinguées et désespérées, vont retrouver le goût des autres, s’engueuler sans compter, se marrer à pleine gorge et s’aimer corps et âme.
Mes acharnés viennent d’un peu partout. Au fur et à mesure des rencontres tout au long de ma vie d’adulte, j’ai créé un inventaire de vies aussi extraordinaires que silencieuses. J’ai tout noté, consigné. Je possède des dizaines de cahiers dans lesquels je dépose depuis environ vingt-cinq ans les bribes biographiques de personnes croisées au hasard de mes innombrables petits boulots en Allemagne, lors de longs séjours à l’hôpital, dans les foyers et les colocations, pendant des voyages à l’ancienne et un peu ratés, sans plan ni programme... plus tard, comme animatrice d’ateliers d’écriture, en prison, auprès de structures d’accueil de sans-abris ou bénévole dans une association d’aide aux migrants.
C’est auprès de ces derniers que la nécessité d’écrire différemment s’est imposée avec force. Écrire pour être lue, alors que mes tiroirs sont farcis de nouvelles, romans plus ou moins achevés, journaux, compilation de faits divers. Parmi tous ceux qui ont raconté, certains s’en sont sortis, d’autres ont sombré. Quelques-uns sont devenus des proches. Personne ne voulait entendre les échos de ces vies fracassées, encore moins les écouter. Personne ne voulait saisir la réalité de la machine à broyer dans laquelle tombent ces vies de malheur en franchissant les frontières.
Voilà donc quelques extraits choisis de mots entendus et répétés, réagrégés dans un Babel furieux, un roman choral en hommage aux existences muettes, entre l’éclat de rire tonitruant et la rage désespérée.
En exergue du roman, j’ai choisi une phrase de Dezső Kosztolányi, un écrivain hongrois, observateur follement drôle et terriblement désabusé de la Mitteleuropa des années 30. Boulgakov, Hrabal, Karinthy, Kennedy Toole, Will Self… ceux qui rient et pleurent au bord du gouffre, ceux que leurs contemporains désespèrent et émeuvent, sont mes compagnons de toujours. À 55 balais, je m’autorise une sortie et apporte mon grain de sel à l’affaire, avant que l’abîme ne nous avale parce que quand même, tout ça paraît assez mal barré. »
Marceline Putnaï
Extraits du roman « Les Acharnés »
Pour l’instant, il fallait rejoindre la voiture, garée à environ quatorze kilomètres sur le parking de l’hôtel. Planté au bord de la route rectiligne, il ne savait même pas dans quelle direction aller. Un bruit de moteur lointain a annoncé un vieux diesel. Georges a tendu la main et levé le pouce. Il s’est demandé s’il devait sourire, a essayé et, en sentant la peau se tendre sur ses pommettes et ses mâchoires se crisper, il s’est dit que non, il valait mieux pas. (p.82)
Dragoş ne s’avançait pas sur des événements lointains. « Parler de demain, c’est risqué, Giorgiu. L’homme qui parle de l’avenir est un imbécile. » Je me disais qu’un criminel devait forcément planifier un minimum, qu’un braquage demandait des préparatifs minutieux. « Oui, Giorgiu, on prépare mais croire que ça va se passer comme on le pense, c’est ça la vraie connerie. Le talent, le seul qui peut te donner l’avantage sur les autres, c’est l’improvisation. Pour improviser, il faut être au-dessus du lot, au-dessus de la peur, être détaché. C’est difficile d’être détaché. Tu n’es pas détaché du tout, Giorgiu, n’est-ce pas ? » (p.117)
— C’est quoi, les “ours” ? » a demandé Salman, en alerte. Dragoş s’est livré à une brève et assez convaincante imitation du plantigrade commun. « Ah, c’est khers en dari. Il y a khers ici ? — Oui, il y en a. Il y a aussi des loups, des lynx et la mafia. » Sur les trois espèces, Georges aurait tout donné pour pouvoir en contempler deux de loin et ne surtout pas croiser la troisième. (p.159)
À Zagreb, ils ont largué la voiture dès qu’ils l’ont pu et se sont dirigés vers la gare routière. De là, un bus Zagreb-Maribor pouvait les emmener en Slovénie en deux heures et demie. « Ce n’est pas trop risqué, Dragoş, le bus ? Avec la frontière, comment on va faire ? » Georges était exténué, entre colère et panique. « C’est maintenant que tu remarques que nous faisons des trucs dangereux, Giorgiu ? Ou bien tu ne veux pas prendre le bus parce que ça te donne envie de vomir dans les virages ? (p.205)
Sur toutes les antennes, il était question d’un complot tentaculaire, d’une menace floue, indistincte, que l’Europe des nations souveraines se devait de repousser de toutes ses forces unies. Mises en garde et vociférations émanaient du groupe constitué par l’ensemble des partis d’extrême droite européens, dont la plupart avaient accédé au pouvoir. Mais contre qui fallait-il se défendre en fin de compte ? L’ennemi était là, tapi, parmi nous. Salman, assis sur la banquette arrière, laissait vagabonder ses yeux en amande sur les paysages autrichiens. Il aurait voulu qu’on sache sur les terres arides de Deykundi qu’il respirait encore, il aurait voulu qu’Ayaï sache qu’il pensait à elle, à ses mains lourdes et rugueuses, aussi rêches que du papier de verre, qui caressaient sa joue tendre d’enfant. (pp. 213-214)
Outre les maraîchers, le lieu abritait une éleveuse de chèvres, un boulanger et un éleveur de porcs. Les porcs étaient sur paille, ils évoluaient dans un étrange et coquet lotissement sous des jolies cabanes à toit pentu. C’étaient des cochons roses à taches noires, des porcs de Bayeux. Ainsi que dans tous les lotissements, derrière la tranquillité apparente se jouaient des tragédies : les locataires disparaissaient un beau jour dans la force de l’âge et finissaient sous forme de pâtés ou autres cochonnailles que l’on vendait lors du marché hebdomadaire qui avait lieu dans la cour. (p.231)
« J’ai étudié ça de près, figure-toi, a poursuivi Gilbert. On en parle dans les stages de management. Tu sais pourquoi les otages se rangent du côté des mecs qui les ont enlevés ? C’est pas parce que les autres sont sexy ou persuasifs, c’est un réflexe psychique de défense. C’est la même chose dans les sociétés totalitaires avec les despotes cinglés. Et c’est aussi ce qui arrive dans les entreprises si on sait y faire. On finit par adorer ce qui vous opprime pour éviter d’en crever. C’est grâce à la trouille que la détestation se transforme en amour. (p. 257)